Dans la société traditionnelle un "chibani" est un auguste ancien, honoré pour sa sagesse, et qui inspire donc le respect. Avec une moyenne d'âge de 59 ans notre groupe était donc éminemment respectable. Beaucoup auraient pu revendiquer ce titre et on a vu une certaine émulation se créer, même chez les dames, pour s'enorgueillir de son âge. Annoncer la cinquantaine et, pire, la quarantaine apparaissait comme une contre-performance qui faisait lamentablement chuter la moyenne. Deux chibanis ont eu d'ailleurs la bonne idée de fêter leur anniversaire dans le désert, soit 77 et 70 ans. En ce lieu on s'abreuve avec délectation, surtout lorsque le pastis vient adoucir le goût des pastilles de micropur ; lorsque l'armagnac et le cognac viennent exhaler leurs arômes dans les verres encore chauds de thé à la menthe. D'autres n'ayant rien à fêter, si ce n'est d'être ensemble, ont participé à rendre nos soirées discrètement enivrantes. Certaines se sont surprises à aimer le whisky et le rhum, au grand dam de ceux qui avaient appris à les aimer et qui craignaient qu'elles n'y prennent goût. Ce ne furent pas les seules découvertes que nous fîmes en ce qui concerne certains de leurs penchants ! Mais nous n'en dirons pas plus car le désert n'est-il pas un lieu de tentations ? Devant un reg on comprend le défi lancé au Christ par le diable de transformer cette immensité de cailloux en richesses. Devant l'ampleur de la tâche on comprend encore mieux pourquoi ce fameux thaumaturge a renoncé ! Plus modestement nous avons tenté de trouver dans tous ces rochers des raisons de nous émerveiller : régulièrement chacun se baisse pour collecter un vague fossile, une forme intéressante, un drôle de matériau. Le soir, au bivouac, le poids du chargement ayant éreinté l'apprenti géologue, avec morosité il faut trier, faire la part de l'engouement et du mirage. L'hypothèse de continuer à le trimbaler dans son sac modère les ardeurs. N'en est-il pas ainsi de certaines relations ? Modeste leçon de choses. On apprend de même beaucoup sur la vanité des choses. On se perd sur le compte infini des grains de cet immense sablier que le créateur a retourné à l'aube de la création et que le vent continue à éparpiller. On remonte dans le temps et devant les reliefs volcaniques, vestiges des grands cataclysmes, les plus hallucinés envisagent les convulsions du magma, les laves que les gaz projettent et qui durcissent, figées, dans des formes improbables. On sent bien qu'il en est d'assez fous pour avoir voulu y être du temps que ça pétait sous la croûte terrestre ! C'est sûr que la compression des coulées, leurs ondulations, laissent rêveur sur l'énorme énergie qui a pu transformer en dociles caramels mous ces roches métamorphiques. On jubile Bigre, quel spectacle ça a dû être ! Ouais, mais il n'y avait pas de spectateurs. Même les anciens ont dit que ça s'était passé il y a très longtemps, alors ! ! On a vu aussi le désert fleurir. Une humidité latente dans le creux d'une dune et c'est l'éclosion d'étonnantes petites fleurs blanches disséminées sur le sable, symboliques de la fragilité, de la beauté végétale exposée à un environnement hostile. Les femmes, promptes à l'interprétation, ont cru y lire leur triste condition. Les hommes ont trouvé les fleurs touchantes. On a gravi les grandes dunes de Merzouga qui se cachent si bien les unes derrière les autres qu'arrivé en haut de la plus haute, il y en a encore une autre plus haute et bien plus pentue. Le mollet est aussi dur que le sable est mou ; le souffle est aussi court que le vent est soutenu, mais quelle sérénité au sommet lorsque vous êtes assuré que la trace de votre passage est déjà entrain de s'effacer, et que la bande de grimpeurs besogneux qui a labouré l'impeccable ligne de crête n'entamera en rien la rigueur géométrique avec laquelle le vent dispose chaque grain de sable. Notre erratique caravane a parcouru ces paysages dépouillés, ne disons pas dans un esprit de quête mystique, mais, cependant, on a vu certains renoncer à des jouissances terrestres immédiates pour mieux les assouvir ensuite de retour à Marrakech : frénésie d'achat de crème d'ipomée, ou sucreries à damner le palais, bière fraîche. On a vu certaines s'affubler de vêtements dont le caractère hétéroclite montrait qu'elles avaient dû renoncer, ne disons pas à toute élégance, mais à toute coquetterie. On a vu des couples répandre sur le sol, en désordre, l'ensemble des biens terrestres que contenaient leurs bagages pour s'en désaliéner sans doute et ensuite, s'infliger comme épreuve d'avoir à les ranger dans ces mêmes bagages devenus soudain trop petits. On a vu un homme, animé du don des langues, vociférer des imprécations gutturales où il était question de grandeur, aussi bien attribuée à Dieu qu'au cuisinier ! On a vu des femmes reconnaître dans la plus infâme des bêtes de la création la tique de dromadaire une merveille devant laquelle elles deviennent quasi extatiques, jusqu'à ce qu'un chamelier lui réserve l'épreuve du feu Ne disons pas que le désert rend franchement fou mais les comportements y paraissent parfois étranges, jusqu'à provoquer la forme la plus douce de la folie : le rire ! Philippe, février 2002 MAROC 2002, LE SUD ET L'ERG CHEBBI Elles sont là……….; Si proches et pourtant si lointaines encore. Il faut marcher tout au bout du reg, à guetter les cailloux dont les formes et les couleurs apaisent un peu l'uniformité de ce désert tout plat. Elles sont là………..; Mais rien ne les annonce. Ce sont toujours les laves qui dominent, et l'incroyable chaos qui semble s'être posé là sur ce plateau nous remplit de stupeur songeuse. De chaque côté, les ondulations, les plissements, les formes erratiques des anciens volcans adoucis par le temps, par le vent, étirent encore en longueur l'espace à parcourir avant de les atteindre enfin. Elles sont là……….; Et il ne faut pas trop les regarder, de peur que tout à coup le soleil et la chaleur, et la fatigue aussi, ne les transforment en mirage. Pour le moment elles ne sont qu'une toile de fond d'une étonnante couleur dans le soleil déclinant : rose orangé, qui tranche si nettement avec les ombres menaçantes des pointes volcaniques, qu'elles dominent pourtant. Elles sont là…………; mythiques encore. Alors on se concentre sur les imprévus. On se laisse ravir par les fleurs robustes qui se dressent fièrement dans le lit de l'oued et qui serpentent en suivant le dessin de son cours. Un éclat de poésie inattendu, inespéré, qui redonne de la vigueur. Si délicates, elles ont cependant réussi à s'imposer ; leurs tendres couleurs, la subtile composition des pétales blancs et verts impriment la rétine comme une lumière douce qui invite à la tranquillité de l'âme. Elles sont là………..; Si proches maintenant que l'on ne peut plus douter de leur existence La folie des dunes ! Tant de rondeur et de suavité est une invitation sensuelle à se lover. Tant de puissance et de force que l'on se sent bien frêle, mais prêt aussi à relever le défi. Les traces mystérieuses des insectes et des feuilles longilignes balayées par le vent défient les lois de la pesanteur ; et les pas que l'on fait sur les surfaces vierges ont quelque chose de l'enfance de l'humanité dans sa conquête des terres nouvelles. La griserie de l'instant l'emporte sur toute considération d'effacement de soi devant tant de majesté. Le recueillement viendra plus tard, forcément, au coucher du soleil, quand les ombres souligneront encore les creux et les bosses, les arêtes et les plans inclinés dont les à-pic intimident. Au petit matin, quand l'air frais de la nuit nous engourdit encore, elles se montrent plus rebelles : la surface est durcie par la rosée dont il n'y a pourtant pas de trace. Juste quelques témoignages muets de combats pour la survie : les lentes montées des bousiers interrompues par les lézards ; les trois griffes des pattes des sirelis du désert venus déterrer quelques scarabées et autres tiques de dromadaires…..; Les dunes vibrent de toute cette vie et le souffle du vent en souligne l'éphémère certitude. Demain, ou peut-être même ce soir, les courbes se seront modifiées subtilement. Les dunes…..;trompeuses, lascives, évanescentes, fourbes mêmes, mais que l'on escalade opiniâtrement pour ne pas se laisser petit à petit ensevelir par toute cette masse engourdissante. L'envie de vaincre pour ne pas être vaincu……; Et, de nouveau, tranquillement, la magie opère et l'on se détache de toute pesanteur pour se laisser gagner par l'ineffable sensation d'osmose avec les grains de sable que la brise du matin pourrait emporter et déposer délicatement sur un autre sommet. Il n'y a plus de défi, il n'y a que la seule conscience d'être là et de vivre l'ici et le maintenant. Marie, Février 2002 |
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